Chapitre 22
Mencheres ne fit pas le moindre commentaire lorsqu’il me vit revenir en compagnie de Vlad. S’il avait deviné ce qui avait failli se passer, il le garda pour lui. Ma mère et Denise étaient arrivées. J’avais vu leur avion approcher pendant que je redescendais de la falaise.
Un hurlement me perça les tympans alors que nous approchions de la maison. Mencheres ferma les yeux et secoua la tête. Il était dehors, guettant mon retour.
— On vient de leur apprendre la nouvelle de sa mort, dit-il en guise d’explication.
— Vous vouliez me parler ?
Devant le contrôle dont je faisais preuve, Mencheres cligna des yeux.
— Je me disais que tu préférerais d’abord discuter avec ta mère.
— Non, allons-y.
Vlad s’inclina poliment.
— Je vais vous laisser, dit-il avant de rentrer dans la maison.
Mencheres promena sur moi un regard scrutateur que je lui rendis. Ni lui ni moi ne bougions. Enfin, il brisa le silence.
— Je me suis servi de mes pouvoirs pour essayer de localiser le corps de Bones. Je l’ai vu l’espace d’un court instant, en train de se flétrir, un couteau planté dans la poitrine.
Cette nouvelle me percuta plus violemment qu’un boulet de canon. Je réussis à grand-peine à retenir les cris hystériques qui montaient dans ma gorge – contrairement à Annette qui hurlait à l’intérieur de la maison – et me contentai de serrer les poings de toutes mes forces pour museler mon chagrin.
— Vous savez où il est ?
Si c’était le cas, je pourrais au moins le ramener, à défaut de le ressusciter.
— Non. J’ai perdu l’image tout de suite après. Je pense que Patra utilise un sort de blocage. Elle s’en est déjà servie pour m’empêcher de la localiser. J’essaierai encore, bien entendu.
— Merci.
C’était la première chose aimable et sincère que je disais à Mencheres. Il ne sourit pas, mais son visage se détendit un peu.
— C’est mon désir et mon devoir d’accorder à Bones les adieux qu’il mérite.
Nous nous tûmes ensuite pendant plusieurs minutes. Enfin, Mencheres reprit la parole.
— Bones avait décidé de faire de toi son unique héritière. Tu es désormais la maîtresse de sa lignée, et la maîtresse de la mienne. J’ai juré sur mon sang d’honorer l’union que j’avais forgée avec lui, et, sur mon sang, je ferai le serment de l’honorer avec toi, pour respecter son souhait.
Je sentis une boule se former dans ma gorge mais je la refoulai, comme toutes les autres émotions auxquelles je ne pouvais me permettre de m’abandonner. Je me contentai de hocher la tête.
— Si c’est ce qu’il voulait, j’accepte.
Mencheres sourit enfin.
— Il serait fier de toi, Cat.
Un mince sourire désespéré apparut sur mes lèvres.
— C est la seule chose qui me fait tenir encore debout.
Je sentis quelque chose se briser en moi. Je me redressai.
— Il y a autre chose ? Il faut que j’aille voir Annette. Elle semble dans le même triste état que moi.
— Le reste peut attendre. Vas-y. Occupe-toi de sa lignée.
Malgré la jalousie que j’éprouvais en songeant à toutes les années qu’elle avait passées avec Bones, et en dépit de l’immense rancune que je nourrissais à son égard pour avoir essayé de faire avorter notre relation, j’eus envie de consoler Annette dès que je la vis. Si quelqu’un savait exactement ce que je ressentais, c’était bien elle.
— Viens, Annette.
Je la détachai des bras de Ian et de Spade. Ils la tenaient tous les deux, aussi bien pour la réconforter que pour l’empêcher de démolir la maison. Il y avait plusieurs objets cassés autour d’elle. Des torrents de larmes rosies coulaient de ses yeux et lui donnaient un air ravagé.
— Lâche-moi ! hurla-t-elle à Spade. Tu ne comprends pas, la vie sans Crispin n’a pas de sens !
Oh, ce que j’étais d’accord avec elle. Mais Vlad avait raison. Bones méritait d’être vengé, et c’était mon rôle de faire en sorte qu’il en soit ainsi.
Je saisis le visage d’Annette entre mes mains.
— Tu vas vivre, parce que tu dois bien ça à Bones. Patra espère que sa mort nous détournera d’elle, mais nous allons lui montrer qu’elle a commis la plus grosse erreur de sa vie. Allez, Annette. Montre à Bones qu’il a eu raison de te transformer en vampire il y a tant d’années… et fais en sorte de terrifier ses ennemis.
Des larmes rose foncé coulaient toujours le long des joues d’Annette, mais sa bouche se raidit. Alors que je la regardais, ses traits, jusqu’alors défigurés par le chagrin, se remodelèrent et je retrouvai le visage froid et posé de la femme qui avait tout fait pour causer la ruine de mon couple lors de notre première rencontre.
Elle essuya ses joues et se leva.
On va les faire payer, pensai-je en la regardant dans les yeux.
Et pas qu’un peu, lus-je dans son regard.
Puis, sans que je m’y attende, elle inclina la tête.
— Crispin m’avait dit qu’il te nommerait Maîtresse de sa lignée si jamais il lui arrivait quelque chose ; je te jure donc fidélité.
Je ne m’étais pas préparée à cela. Les autres membres de la lignée de Bones l’imitèrent, et même Tate s’agenouilla.
Spade vint se mettre à côté de moi, mais sans s’agenouiller, car il était Maître de sa propre lignée. Au lieu de cela, il baissa la tête et embrassa ma bague de fiançailles.
— Je m’engage à tes côtés, Cat, en mémoire de mon ami qui n’en aurait pas attendu moins de moi.
J’aurais voulu répondre quelque chose, mais j’avais la gorge nouée. Rodney murmura des mots similaires et embrassa lui aussi ma pierre rouge scintillante. Ian me surprit en faisant de même. Je serrai les poings en essayant de retenir les larmes qui menaçaient de me submerger. Ne pleure surtout pas, me dis-je avec fermeté. Surtout pas.
Une fois que tous les vampires eurent prêté serment, je me raclai la gorge.
— Merci. Je vous promets que je me montrerai digne de votre confiance. Comme l’a dit Spade, c’est ce que Bones aurait voulu. Mencheres ?
Il inclina la tête.
— Oui ?
— Et maintenant ?
— Nous organiserons bientôt une assemblée pour que les membres de la lignée de Bones te reconnaissent officiellement. Pour le reste, la situation est toujours la même. Nous sommes en guerre.
— Pourquoi bientôt ? La loi des vampires impose-t-elle une période d’attente incompressible ?
Mencheres fronça les sourcils.
— Non, mais après cet événement aussi soudain que tragique, tu as le temps…
— Pas question. Je ne vais pas recouvrer ma joie de vivre, alors autant régler ça rapidement. Les membres de la lignée de Bones seront affolés par sa mort, et plus longtemps ils resteront déboussolés, plus Patra confirmera son avantage. Quand peut-on organiser cette cérémonie ? Le plus tôt sera le mieux.
Mencheres semblait pris de court. Sans y prêter attention, je tapai du pied pour montrer mon impatience.
— Alors ?
— Demain soir. Je vais avertir les chefs concernés.
— Demain soir, donc.
La question était à présent de savoir ce que j’allais bien pouvoir faire pour m’occuper en attendant.
Après m’être entendu dire plusieurs fois que je devrais prendre un peu de repos, je montai dans l’une des chambres pour enfin avoir la paix. Mais dès que je m’allongeai sur le lit et que je sentis ce grand vide à côté de moi, j’abandonnai l’idée de dormir au profit d’un bain. Je restai dans la baignoire pendant deux heures, les yeux dans le vide.
Mencheres se tenait dans l’encadrement de la porte lorsque je sortis de la salle de bains.
— J’ai quelque chose pour toi, dit-il en me tendant un petit coffret carré en bois sculpté, très ancien.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Bones me l’a donné il y a plusieurs mois. Il voulait que je te le transmette au cas où il lui arriverait quelque chose.
— Posez-le sur le lit. (Ma voix était rauque. J’avais peur de le prendre car mes mains tremblaient, ce qui ne m’arrivait jamais.) Et sortez.
Il fit ce que je lui demandais, et je me retrouvai seule dans la chambre avec la boîte. Il me fallut plus de vingt minutes avant de trouver le courage de l’ouvrir. Puis je me retins de pousser un cri.
Glissées dans la doublure de la boîte se trouvaient des photos. La première avait été prise l’été précédent, c’était une photo de nous deux. Bones et moi étions assis sur la balancelle de notre porche. Il était de profil et me murmurait quelque chose, et moi je souriais.
Sur la seconde, j’étais nue sur un lit défait. Couchée sur le côté, je serrais un oreiller dans mes bras. J’avais la bouche ouverte et je dormais, le visage figé dans une posture d’abandon et de sensualité mêlés. Un de mes seins était visible, et l’autre émergeait de sous les couvertures, comme la toison rousse entre mes jambes. Quelque peu gênée, malgré les circonstances, je la reposai, puis remarquai les mots inscrits au dos.
« J’ai pris cette photo un matin. Tu étais si adorable que je n’ai pas pu résister. Cela me fait encore sourire de t’imaginer rougir en la regardant. »
Un son étranglé sortit de ma bouche lorsque je reconnus son écriture, familière et élégante. Je ne pouvais pas. La douleur était si forte que je me mis à respirer de façon irrégulière.
Une note pliée était posée sur les autres objets contenus dans la boîte ; dessus il était écrit « À ma femme adorée ».
Ces mots se brouillèrent dès que je les lus, car mes yeux s’emplirent aussitôt de larmes presque brûlantes.
Quelque chose en moi savait que si je lisais ce mot, je perdrais à jamais le peu de contrôle que j’avais sur mes émotions et je sombrerais dans la folie. Je refermai la boîte et la glissai sous le lit. Avec une résolution morbide, j’enfilai les premiers vêtements que je trouvai sans même regarder s’ils s’accordaient et je sortis de la pièce, presque en courant.
Doc leva la tête lorsque je le rejoignis au sous-sol. Il était en train de faire tourner ses deux six-coups. La plupart des vampires préféraient les couteaux, les épées ou d’autres armes archaïques du même genre, mais Doc faisait une fixation sur les revolvers. Les siens ne le quittaient jamais.
— Faucheuse, me dit-il en guise de salut.
— Quel âge as-tu ?
Si ma question soudaine le surprit, il n’en montra rien. Je fréquentais Doc depuis une semaine, mais nous n’avions encore jamais réellement discuté.
— Cent soixante ans, en comptant mes années de vie humaine.
Il avait un accent du Sud très agréable, qui semblait accentuer la politesse de ses propos. Je me demandai s’il avait été sudiste ou nordiste pendant la guerre de Sécession.
Il sortit l’un de ses revolvers.
— Tu veux essayer de la faire tourner ?
Je venais de parcourir une soixantaine de kilomètres au pas de course dans les bois, puis je m’étais entraînée seule aux couteaux pendant deux heures, le tout en remâchant mes sombres pensées plus que je l’aurais voulu. Une séance de tir ne me ferait pas de mal…
— Tes pistolets sont féminins ? demandai-je en prenant celui qu’il me tendait.
Il fallait les armer manuellement. Moi, je n’avais que des armes semi-automatiques ou entièrement automatiques, selon la situation.
— Si j’emploie le féminin, Cat, c’est que la persuasion féminine est toujours la plus mortelle.
De l’humour noir. En d’autres circonstances, j’aurais apprécié. Je fis tourner le revolver autour de mon doigt tout en l’armant aussi vite que possible. Les couteaux étaient mes armes de prédilection, mais cela ne voulait pas dire que je ne savais pas apprécier les armes à feu.
— Très bien, remarqua-t-il. Il n’y a rien de l’autre côté du mur. Tu tires bien ?
Pour toute réponse, je me contentai de vider le chargeur dans la zone qu’il me désignait, six coups successifs qui résonnèrent comme un seul. Doc sourit en voyant le triangle que dessinaient les trous. Je ne lui souris pas en retour, car j’ignorais si j’en étais encore capable.
— Donne-moi d’autres balles et j’écrirai ton nom, lui dis-je sans vraiment m’intéresser à la conversation. Et toi ?
Il prit le revolver et le rechargea. Puis il fit tourner ses deux armes dans ses mains, trop vite pour que je saisisse chaque mouvement, les faisant rebondir par terre pour les rattraper, les entrechoquant dans les airs et les faisant passer derrière son dos et entre ses jambes. Dans le même temps, les coups partaient, les détonations donnant une dimension supplémentaire au spectacle. Il reposa les armes dans mes mains avant que l’écho des coups de feu se soit totalement dissipé.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
Je regardai le mur à vingt-cinq mètres de nous, et je compris où il avait voulu en venir. Doc avait transformé mon triangle en A, qu’il avait entouré d’un C et d’un T. Vu qu’il avait réussi cet exploit tout en procédant à son étourdissant numéro de jonglerie, je ne pouvais qu’être impressionnée.
— Tu ferais un tabac auprès de mon équipe, répondis-je enfin. Mes hommes te diraient qu’ils n’ont jamais rien vu d’aussi éblouissant.
— J’ai eu pas mal de démêlés avec la loi, dit-il d’un ton à la fois sec et amusé. Moins je la vois, mieux je me porte.
— Dans quelles circonstances Bones t’a-t-il transformé ?
Le visage de Doc se fit plus sévère.
— En fait, Bones est mon grand-père. C’est Annette qui m’a transformé.
Oh. Je le regardai de nouveau avec une objectivité toute féminine et remarquai sa carrure mince, le charme de son visage fatigué, ses yeux noisette, et ses cheveux bruns plaqués en arrière. Ouais, c’était bien le genre d’Annette.
— Tiens donc.
— Ce n’est pas ce que tu crois. Vers le milieu du XIXe siècle, je suis tombé sur quatre hommes qui avaient coincé une femme derrière un saloon. J’en ai tué deux et les deux autres ont déguerpi. Mais ce que je ne savais pas, c’est que je ne venais pas de sauver cette femme… mais simplement de la priver d’un bon repas. Quoi qu’il en soit, Annette n’a jamais oublié mes intentions chevaleresques. Plusieurs années plus tard, alors que j’allais mourir, elle m’a retrouvé et m’a proposé une solution de rechange. Je l’ai acceptée.
C’était tout à fait le genre de chose que Bones aurait fait. Les larmes aux yeux, je me détournai. Ne jamais oublier une gentillesse. Visiblement, c’était également le credo d’Annette.
— Tu ne dépends pas de Bones et tu es un Maître, ce qui fait que tu n’appartiens plus à la lignée d’Annette, raisonnai-je à haute voix. Alors qu’est-ce que tu fais ici ?
Il braqua ses yeux brun pâle sur moi d’un air solennel.
— La même chose que toi. Je paie mes dettes.